Vidéo enregistrée dans le cadre de la Fête de la Science 2020 à l’ENS Paris (réalisation : Jovanny Parvedy)
Transcription :
Je m’appelle Léo Varnet, je suis chercheur CNRS au Laboratoire des Systèmes Perceptifs de l’ENS. Et je travaille sur la perception des phonèmes – c’est-à-dire par exemple comment notre cerveau identifie que tel son est un /b/ et que tel autre son est un /d/. Et pour cela j’utilise une approche expérimentale qu’on a développé très récemment et qui s’appelle l’image de classification auditive.
Une difficulté quand on veut étudier le fonctionnement de l’esprit humain c’est qu’on ne peut jamais l’observer directement. C’est-à-dire, schématiquement, on ne peut jamais regarder quels sont les calculs réalisés par votre cerveau, par exemple au moment où vous percevez un son. On peut à la limite observer l’activité des neurones (c’est ce que font les neurosciences). Ou bien on peut aussi observer le comportement des individus (c’est ce que fait la psychologie expérimentale). Par contre, le domaine intérieur, le domaine mental ou cognitif, est fondamentalement inaccessible à l’observation directe.
Une métaphore qu’on utilise assez souvent pour figurer le problème c’est la métaphore de la boîte noire. Si vous imaginez par exemple un boîtier comme celui-ci mais complètement fermé, impossible à démonter, et qui contient a priori un système électronique assez complexe. Donc cette boîte noire possède une entrée, ce fil électrique, et de l’autre côté elle a un voyant lumineux. Et donc la seule chose que vous pouvez faire pour essayer de deviner le mécanisme contenu dans la boîte noire c’est d’envoyer différents signaux électriques en entrée et d’observer comment l’ampoule s’allume en réponse.
Et bien voilà en fait la situation dans laquelle on se trouve quand on fait de la psychologie expérimentale. La boite noire c’est l’esprit du participant ou de la participante – donc naturellement on ne peut pas démonter la boîte pour regarder ce qu’il y a dedans. Ce qu’on peut faire en revanche c’est présenter à cette personne des stimuli (par exemple des sons) et regarder comment elle réagit. Pour cela on va mettre en place des expériences pour collecter des données brutes sur le comportement de nos participants et de nos participantes en réponse à des sons.
Pour vous donner un exemple concret : voilà une expérience que je mène en ce moment au laboratoire. Notre participante est en ce moment dans la cabine expérimentale et elle est en train d’écouter des sons de parole qui sont soit des « aba » soit des « ada ». Et à chaque son on lui demande d’appuyer sur la touche 1 si elle pense avoir reconnu aba ou sur 2 si elle pense avoir reconnu ada. Rien de bien compliqué. Sauf que maintenant pour induire le cerveau en erreur, pour le mettre en difficulté dans son traitement de l’information, on va rajouter au dessus de ces sons un bruit de fond qui va rendre la tâche beaucoup plus difficile.
Ce qu’est en train d’écouter notre participante ça ressemble un peu à ça :
La donnée brute qu’on obtient à l’issue de cette expérience c’est l’association que fait notre participante entre un son particulier et une des deux réponses : « j’entends ce son, ça doit être un aba » ou « j’entends ce son, ça doit être un ada ». Et à partir de ces maigres observations, on peut en fait obtenir des informations très détaillées sur les processus auditifs impliqués dans la reconnaissance des sons « aba » et « ada ». Le principe c’est d’aller analyser les cas où notre participante se trompe : quand on lui présente un aba bruité et qu’elle répond ada, ou inversement. Et à partir de là on peut entraîner un modèle statistique qui va extraire les particularités des bruits qui induisent le plus en erreur notre participante. On obtient ainsi ce genre de carte colorée, qui peut être vue comme une image de notre représentation mentale des sons aba et ada :
Quand j’explique le principe de cette méthode, souvent les gens sont un peu étonnés de découvrir qu’on peut véritablement observer le contenu de nos représentations mentales sans utiliser de neuroimagerie, c’est-à-dire schématiquement sans mettre d’électrodes sur la tête de notre participante pour essayer de capter ce qui se passe à l’intérieur de la boite noire. Et en fait c’est une comparaison très intéressante parce que les méthodes sont finalement assez similaires. Évidemment, il y a une différence fondamentale c’est la donnée brute : la neuroimagerie mesure l’activité des neurones et à partir de là elle utilise des modèles statistiques pour produire des cartes du cerveau. En revanche avec la méthode des images de classifications auditives que je viens de présenter on se base sur la mesure du comportement d’un individu, en fait sa manière de catégoriser les sons. Et à partir de là on va à nouveau utiliser des modèles statistiques pour produire des cartes, cette fois pas du cerveau, mais de nos représentations mentales.
Notre prochain objectif avec cette méthode c’est de généraliser l’usage de cette approche, notamment ne plus l’appliquer seulement aux sons aba et ada mais à tout l’inventaire phonologique du français.