« Il reste toujours trop de sens pour que le langage accomplisse une jouissance qui serait propre à sa matière. Mais ce qui est impossible n’est pas inconcevable : le bruissement de la langue forme une utopie. Quelle utopie ? Celle d’une musique des sens ; j’entends par là que dans son état utopique la langue serait élargie, je dirais même dénaturée, jusqu’à former un immense tissu sonore dans lequel l’appareil sémantique se trouverait irréalisé ; le signifiant phonique, métrique, vocal, se déploierait dans toute sa somptuosité, sans que jamais un signe s’en détache »
– Roland Barthes, Le bruissement de la langue
Dans Le bruissement de la langue [1], Roland Barthes imagine une parole complètement affranchie de son sens, pour être perçue seulement comme un bruit abstrait et poétique, et non plus comme un message. La voix parlée ainsi abstraite des représentations qu’elle véhicule retournerait à sa pure musicalité, c’est-à-dire à la substance acoustique qui constitue notre langage oral. Écouter ce matériau sonore reviendrait un peu à percevoir le gazouillis d’une langue inconnue, dont le rythme et les modulations ressembleraient à s’y méprendre à la nôtre sans qu’il nous soit possible d’y discerner le moindre mot.
Pour Barthes, isoler le bruissement de la langue constitue une pure expérience de pensée : tant que la langue nous est familière, le son de parole ne peut jamais être complètement affranchi de son sens, de même que le sens ne saurait exister sans le son qui le porte. Autrement dit, il y a une relation fusionnelle entre le contenu sémantique et le contenant acoustique. Barthes envisage donc cette parole vide de sens uniquement en tant qu’idéal irréalisable, source potentielle d’inspiration pour la création artistique. De fait, on retrouve l’idée d’une langue retournée à son bruissement originel dans des œuvres très diverses. On pense en premier lieu au grommelot, le charabia burlesque pratiqué par nombre de personnages de comédie depuis les clowns jusqu’à Charlot, en passant par le théâtre de Dario Fo et quantité de films d’animation. La recherche d’un flux linguistique libre de tout sens distinct évoque également le vaste univers des poésies sonores futuristes, lettristes ou dadaïstes, forme ultime du poème qui renonce à l’usage des mots et de la syntaxe pour s’attacher à la musique des onomatopées et des phonèmes isolés. Mentionnons entre autres exemples marquants l’Ursonate de Kurt Schwitters (ou « Sonate des sons primitifs ») ou la bande-son du Traité de Bave et d’Éternité d’Isidore Isou.
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