« Le monde universitaire n’était pas moins normé [dans les années 70] qu’il ne l’est actuellement. Des thèses poursuivies des années durant. Des professeurs gérant à vie des domaines réservés. Des recteurs, des doyens, des présidents, réactionnaires et idiots, des politiques incultes, des ministres flics, des Grandes Écoles arrogantes et archaïques, des concours contre-sélectifs, etc. On avait tout ça aussi bien que maintenant. Alors, quelle différence ? Peut-être une différence dans les modes de contrôle et de gestion. Les techniques du management moderne n’avaient pas encore pénétré le monde de l’Université et de la culture. Le pouvoir se manifestait de façon autoritaire, mais il manquait de moyens pour aller plus loin et pour y voir clair. Un peu partout existaient des recoins mal gérés ou oubliés, des institutions endormies dont on pouvait détourner les ressources, des zones, des marges, à l’écart de la concurrence, dans lesquelles il était possible de s’enraciner pour faire ce que l’on voulait et parfois du nouveau. Rien n’était juste, au moins si l’on prend ce terme dans son sens méritocratique. Rien n’était correctement évalué. Avec le même salaire, certains faisaient une œuvre et d’autres rien. Avec la même dotation, certains labos faisaient l’impossible et d’autres ronronnaient doucement. Mais ce laisser aller, cette négligence gestionnaire était précisément ce qui ouvrait un espace de liberté où la création devenait possible. »
(Luc Boltanski, Rendre la réalité inacceptable)
Depuis le 16 octobre dernier, j’utilise une application pour comptabiliser le temps que je consacre à chaque tâche dans mon activité de Chargé de Recherche CNRS. Je souhaitais en particulier quantifier la proportion des tâches administratives dans mon emploi du temps : comme beaucoup de personnes au sein de l’ESR, le management de la recherche me semble entraîner une perte de temps colossale. Alors que je m’apprête à partir en congé paternité, il est l’heure de tirer un premier bilan provisoire.
Temps de travail total : 777 heures
La durée hebdomadaire de travail à plein temps au CNRS étant de 38 h 30, je constate que je dépasse largement le nombre d’heures prévu dans mon contrat (3 heures supplémentaires non-rémunérées par semaine en moyenne). Je tiens à souligner que cela ne me dérange pas particulièrement tant que ce travail me paraît avoir du sens et ne pas constituer une perte de temps.
En outre, ne sont pas décomptés ici le temps de réflexion « en arrière plan » ni la lecture d’ouvrages et de manuels scientifiques, deux activités que je réalise sur mon temps libre.
Temps consacré à la recherche : 218 heures
Je suis actuellement impliqué, à des degrés divers, dans 5 projets de recherche avançant de front. En prenant en compte toutes les activités liées à ces projets (à l’exception de la diffusion des résultats et de l’administratif, comptabilisés séparément), je cumule un total de 218 heures soit 28% de mon temps de travail total pour ce qui devrait constituer le cœur de mon activité de recherche. Ce chiffre englobe principalement l’encadrement des personnes que je supervise dans les différents projets, et plus marginalement ma propre contribution directe à ces recherches (collecte et analyse de données, rédaction d’articles scientifiques…).
Temps consacré à la diffusion : 179 heures
Cette catégorie regroupe diverses activités, dont 108 heures consacrées à des conférences et des ateliers, 35 heures à l’enseignement et 36 heures à la vulgarisation de mes travaux à destination du grand public.
Il est important de noter que cette part de mon emploi du temps est généralement très variable. En l’occurrence, au cours des derniers mois, j’ai été particulièrement actif dans ce domaine, consacrant 23% de mon temps de travail total à la diffusion, à travers plusieurs conférences et la vulgarisation dans différents médias (interviews, billets de blog, réalisation d’une vidéo sur mes recherches…).
Autres activités de recherche : 121 heures
J’ai arbitrairement réuni dans cette catégorie la rédaction d’e-mails plus ou moins directement liés à mes recherches (à peu près une heure par jour), et ma participation à des réunions de recherche régulières telles que les séminaires hebdomadaires de mon laboratoire, ou les réunions d’équipe.
En temps normal, mon activité compte une part importante de recherche de fonds, c’est-à-dire en particulier de montage et rédaction de projets pour différents organismes de financement nationaux et internationaux. Le financement par projet est un mode d’organisation très décrié au sein de l’ESR car, outre qu’il découle d’une idéologie de l’excellence tout à fait questionnable, il est vécu le plus souvent comme une loterie avec un taux très faible de réussite. Cependant, n’ayant eu à réaliser que peu de nouvelles recherches de fonds sur la période considérée, je ne développerai pas cet aspect ici.
Temps consacré à l’administration de la recherche : 97 heures
Cette section concerne ma contribution au bon fonctionnement de l’institution, au travers de diverses tâches telles que jurys de thèse, comités de sélection, comités de pilotage ou d’éthique, mentorat d’étudiant·es et relecture d’articles en tant que reviewer. Cette partie du travail « administratif » est utile à la communauté scientifique et à la qualité de la recherche, et je m’y attelle le plus souvent avec plaisir.
En ce qui concerne la relecture par les pairs, ce temps (une dizaine d’heures par round de review) pose bien sûr un autre problème : il s’agit de travail rétribué par le denier public mais dont le profit va à des éditeurs privés.
Autres activités administratives : 157 heures
Cette partie du travail administratif recouvre tout ce qu’on peut qualifier de « paperasserie » : rédaction de rapports sollicités par l’institution, mise en place de contrats, organisation de missions et remboursement des frais, ainsi que résolution de problèmes administratifs aussi divers que variés. Dans l’ensemble, il s’agit essentiellement de temps perdu.
À titre d’exemple : sur ces derniers mois j’ai dû rédiger pas moins de 7 rapports différents pour présenter l’état de mes recherches et le bilan de mes activités (RIBAC, rapport d’activité CNRS, rapport ANR, rapport HCERES, etc…). Sans remettre en question la légitimité de ces évaluations régulières de mon activité, je trouve désespérant que, bien que le contenu de mon activité reste toujours identique, chacune de ces évaluations nécessite la soumission d’un dossier séparé, plus ou moins conséquent, sur un site internet distinct, avec des champs à remplir, des listes de publications demandées, et des textes à rédiger au moins en partie différents. La quantité de temps investie dans la rédaction de ces dossiers est considérable. Dans un contexte où le CNRS se targue de « simplification administrative », il serait grand temps d’envisager la mise en place d’un dossier unique permettant l’évaluation du travail des chercheur·euses.
Les procédures administratives sont également extrêmement coûteuses en énergie. À nouveau à titre d’exemple, j’ai entrepris à deux reprises des démarches auprès de l’administration de l’ENS pour obtenir une carte d’accès pour mes stagiaires, condition essentielle au bon déroulement de leur stage. Malgré sa simplicité apparente, cette démarche s’est étirée sur trois mois à chaque reprise, nécessitant des allers-retours réguliers avec l’administration, des appels téléphoniques et des déplacements en personne. De même, la mise en place de missions sur Goelett, le remboursement des frais, l’établissement de contrats, sont autant de démarches qui pourraient sembler aisées mais se révèlent de véritables calvaires kafkaïens.
Ces 157 heures représentent 20% de mon temps de travail. Psychologiquement, le poids de l’administration est cependant bien plus important. En effet, un certain nombre de ces tâches doivent être traitées toutes affaires cessantes, interrompant le travail en cours (par exemple lorsqu’une vacataire que je supervise m’annonce affolée que Pôle Emploi menace de ne pas lui verser ses allocations car le service RH n’a pas transmis ses fiches de paye). Au-delà de ma propre frustration personnelle, il est important de souligner que ces 20% représentent autant d’argent public employé à perte, et d’énergie épuisée en vain.
En conclusion, l’examen quantitatif de mon emploi du temps permet de se faire une idée précise du fardeau que représentent les tâches administratives. Alors que je consacre un cinquième de mon temps de travail à ces dernières, c’est-à-dire presque autant que le temps consacré à mes projets scientifiques, il est indéniable que l’administration détourne des ressources précieuses, tant financières que mentales, de leur objectif principal. Je réitérerai ici le constat souvent partagé que la Recherche française est à la fois sur-bureaucratisée et sous-administrée : le poids des règlements s’y conjugue avec le manque de personnel administratif. Plus fondamentalement, cette absurdité est la conséquence directe de l’idéologie bureaucratique du nouveau management public, particulièrement délétère lorsqu’elle est appliquée à l’ESR (à ce sujet, lire les billets de Romain Brette « Une analyse globale de la nouvelle politique de recherche »).