Le 6 décembre 2022, j’étais invité avec Zoé Besmond de Senneville dans l’émission Gestalt de Radio Campus Paris, pour discuter de malentendance : qu’est-ce que c’est, comment ça se traduit concrètement dans la vie de tous les jours, comment y répondre, et comment continuer à créer quand on a des pertes auditives. Ci-dessous, le podcast audio et la transcription de cette heure d’échanges.
Merci à Claire Jeanne pour l’invitation et le travail de préparation !
Transcription
Claire Jeanne : Chers auditeurs, on est sur Radio Campus Paris et on se retrouve pour une nouvelle heure d’émission Gestalt. Aujourd’hui on est toujours accompagné de Joseph à la réalisation et on accueille Zoé Besmond de Senneville et Léo Varnet, bonjour à vous deux. On va parler pendant cette heure de sens cognitif, de la perception sous le prisme de l’audition. Quand nos sens tels que l’audition sont troublés, comment notre monde intérieur, notre environnement s’exprime ? Et comment peut-on aborder le travail de création notamment artistique et musicale avec ces troubles-là ? Alors, qu’est-ce qu’on peut apprendre justement de la perte d’audition de de son traitement à travers les travaux de recherche existants, l’expérimentation ou encore la création artistique et quelles sont leurs limites ? On va voir aussi quelles sont les alternatives et les stratégies nouvelles qui peuvent nous permettre de révéler s’il est possible ou non d’allier le son, la musique, avec la perte d’audition. Ce sont des questions qui vont traverser l’émission. Et puis on va continuer à dérouler le fil sur ce qu’il en est de la perception de l’audition et la création, c’est le thème de cette émission.
On est avec Zoé Besmond de Senneville. Vous êtes comédienne, autrice, modèle d’art, créatrice, vous êtes concernée par ce que l’on appelle l’otospongiose cochléaire c’est une pathologie qui entraîne une perte de l’audition par la détérioration de la régénération osseuse de l’oreille moyenne et qui touche aussi l’oreille interne. Et donc en 2020 vous publiez un podcast qui s’appelle « Journal de mes oreilles » et c’est un récit autobiographique qui raconte votre perte auditive. Puis ce podcast est devenu un livre paru aux éditions Flammarion en 2021.
Léo Varnet, bonjour, merci d’être là avec nous. Tu es Chargé de Recherche CNRS affilié au Laboratoire des Systèmes Perceptifs de l’École Normale Supérieure de Paris. Tu es intéressé principalement à la perception auditive et au développement de techniques statistiques et de traitement de signal pour la recherche. On va expliquer tout ça. Tu es également enseignant en perception et psychoacoustique à l’Université du Mans.
Vous êtes tous les deux concernés par la recherche concernant les troubles auditifs mais de manière différente. Zoé tu as longtemps cherché à comprendre ce que Otto avait à te dire. Otto c’est le surnom que tu as donné à l’otospongiose, ton compagnon de route. Quant à toi Léo, ta profession de chercheurs t’amène à trouver des outils de traitement les plus viables possible face aux pertes auditives. Donc tous les deux avec vos profils différents vous êtes concernés par une forme de recherche. Si on peut mettre un cadre pour les auditeurs sur la définition de ce qu’est la perte d’audition, en se basant sur l’Organisation Mondiale de la Santé, on parle de déficience auditive lorsqu’une personne ne peut pas entendre aussi bien qu’une personne ayant une audition normale. Les personnes malentendantes sont atteintes d’une perte d’audition légère à sévère. Il y a tout un tas j’imagine de variations là-dedans. Justement, Léo est-ce que selon toi il y a un manque de représentation concrète de la pluralité des troubles auditifs pour la plupart d’entre nous ?
Léo Varnet : Alors oui je pense qu’il y a une mauvaise représentation généralement dans l’esprit du grand public de ce que c’est que la malentendance sur plusieurs aspects. Il y a la partie prévalence, combien de personnes sont touchées : on a tendance à sous-estimer le nombre de personnes. Il y a une étude en début d’année qui a estimé qu’une personne sur 4 est touchée par la malentendance [1]. Ça dépend forcément d’où on met le seuil de la malentendance, là c’est pour les pertes légères ; si on regarde des pertes incapacitantes c’est quand même 5 pourcents de la population française. Donc il y a une mauvaise représentation du nombre de personnes touchées, mais aussi de ce que c’est vraiment que les pertes auditives. Quel est le fonctionnement ? On a souvent l’idée que c’est juste une atténuation du son par l’oreille donc il suffirait de monter le volume pour compenser les pertes auditives. En fait c’est plus compliqué que ça, il y a plusieurs composantes dont certaines qui ne sont pas corrigeable par exemple par une audioprothèse. C’est un message que j’essaie de faire passer dans mes conférences grand public, parce que c’est un problème pour les personnes qui se retrouvent touchées soudainement par la malentendance et qui s’aperçoivent que c’est en fait plus compliqué qu’il n’y paraît et qu’on ne peut pas retrouver son audition comme ça en claquant des doigts ou en mettant une audioprothèse.
Zoé Besmond de Senneville : J’abonde complètement. Je suis tout à fait d’accord et je trouve qu’il y a vraiment une notion d’éducation dans ce que c’est que le trouble auditif, et pour aussi pouvoir nommer soi-même quand on est touché par ça, pouvoir expliquer aux gens, voilà, qu’est-ce qui se passe à l’intérieur de moi et de recueillir une écoute en fait. Parce que moi souvent on me disait « ah désolé j’ai oublié que tu es… ». Parce que ça ne se voit pas. Mais en fait un trouble auditif comme ça il est invisible mais ça ne veut pas dire qu’il faut l’oublier. Enfin il y a quelque chose comme ça à développer, une acuité, un soin à propos du trouble auditif, de qu’est-ce que ça peut vouloir dire pour une personne qui vit ça. C’est extrêmement déstabilisant, moi ça a déstabilisé mon équilibre, ma notion de l’espace, du groupe, voilà, beaucoup de choses en fait.
CJ : Ça commence fort. Mais c’est le cœur du sujet : comment on peut mieux se représenter avec le plus de compréhension possible tout ce qui nous environne. À ce sujet Zoé tu l’écris très bien dans ce livre avec ta sensation à toi et tes émotions que quand tu as découvert le nom d’otospongiose tu ne savais pas ce que c’était. Est-ce que tu peux nous décrire justement comment tu l’as vécu, ce nom curieux, nouveau ? comment ça s’est déclaré en toi ?
ZBS : Alors il y a quelque chose d’un peu particulier à propos des maladies et des diagnostics qui porte un nom. Moi j’ai senti que c’était un peu de décorrélé de mon propre corps. En réalité les médecins donnent ce diagnostic et donnent un nom de maladie mais en fait ils ne savent pas comment ça se manifeste, pourquoi ça arrive, comment ça se développe. Donc ils ne peuvent absolument rien faire – bon à part une opération mais moi dans mon cas ça n’est pas possible. Donc ils proposent un appareillage en guise de traitement, qui pour moi n’est absolument pas un traitement. En tout cas c’est pas un soin, moi c’est de la façon dont je considère le traitement, c’est le soin. Ce nom de maladie je le trouve très étrange et des fois c’est comme un corps étranger il m’arrive comme ça dans la figure avec derrière tout un personnel médical vraiment quelque chose d’un peu lourd, des dossiers, des scanner, des paperasses bizarres. J’ai l’impression que par rapport au monde médical le patient devient un peu passif en fait « vas-y tiens prends ton otospongiose maintenant t’as ça ». Et après voilà moi je suis artiste donc j’ai aimé prendre les choses, m’en emparer, me dire « qu’est-ce que ça me fait ? » pour pouvoir les transformer. C’est une forme de survie aussi.
CJ : On va justement y venir à cette forme de survie, comment elle s’exprime. Est-ce que tu pourrais juste rappeler pour les auditeurs comment ça se déclare pour toi au quotidien ? Tu as une perte d’audition, est-ce que tu pourrais dire un petit peu quelles sont les spécificités de l’otospongiose ?
ZBS : Alors l’otospongiose c’est un petit os dans l’oreille – ce qui est vraiment terrible c’est que c’est un os qui doit mesurer je ne sais pas 2 mm – qui se détériore et qui produit une espèce de mucus qui va se solidifier sur l’os et empêcher la transmission ou la perception du son si ça va jusqu’à l’oreille interne. Moi j’ai eu pas mal de symptômes de l’ordre de l’inflammation. J’avais des sensations d’oreille bouchée, j’ai eu des acouphènes et puis jusqu’au moment où il y a eu un diagnostic là j’avais moins d’inflammations. Les médecins ne pouvaient pas trop me dire pourquoi j’avais une inflammation ou pas, ce n’est pas considéré comme des symptômes de l’otospongiose. Et aujourd’hui donc j’ai des appareils que je supporte assez mal, ça me fatigue beaucoup. Ils ne sont pas réglés de façon à me corriger complètement comme corrigent des lunettes : ça me corrige peut-être à 50-60 % de ma perte. J’ai des acouphènes, j’ai parfois des petites pertes d’équilibre et puis beaucoup de fatigue. Il y a une perte auditive qui fait que quand j’ai pas mes appareils j’entends très mal les voix des gens. Et j’ai un corps qui a un peu muté, c’est-à-dire que j’ai plus de sensation au niveau vibratoire par exemple. Voilà et j’ai plus du tout le sens de l’orientation.
CJ : Alors en règle générale justement Léo est-ce que tu pourrais nous dire s’il y a des causes principales aux pertes auditives ? Je crois que pour Zoé toi les causes c’est une question héréditaire ?
ZBS : Pas forcément, ça peut être héréditaire mais dans mon cas ça n’est pas héréditaire, donc un gros point d’interrogation. Il y a plusieurs hypothèses, ça peut être immunitaire, ça peut être la maladie de la varicelle, en fait ils ont plein d’hypothèses. C’est les hormones aussi, les estrogènes, ça c’est une hypothèse quand même un peu fondée. Donc il y a plein de possibilités
CJ : D’accord et donc Léo pour répondre à la question des causes en règle générale ?
LV : Oui alors en règle générale les causes les plus fréquentes c’est surtout ce qu’on appelle la presbyacousie, le vieillissement naturel du système auditif humain, et les troubles auditifs liés au bruit, à l’exposition trop forte ou trop répétée au bruit. Donc ça c’est les deux causes principales et après il y a plein d’autres possibilités. Il y a aussi les causes chimiques, médicamenteuses…
CJ : Puisqu’on est dans le thème de création et de la musique et des arts en général dans cette émission est-ce que justement comme tu disais la musique peut faire partie des causes principales ?
LV : Oui alors la musique c’est un bruit comme un autre du point de vue de l’oreille. Si un son est trop fort ça ne change rien que ça soit le Requiem de Mozart ou un marteau-piqueur. Donc effectivement l’exposition trop forte à la musique notamment chez les professionnels de la musique c’est une cause de perte auditive. Il n’y a pas d’étude à grande échelle à ma connaissance mais je crois que on estime que c’est un peu 50 % de risques de pertes auditives en plus chez les musiciens professionnels par rapport à la population générale. Il y a eu des études comme ça où on a mis un micro à des musiciens professionnels qui tourne en continu pendant une semaine pour enregistrer au quotidien leur exposition au bruit. Et on s’aperçoit comme ça qu’ils sont exposés à des doses disproportionnées par rapport à la population, plus de 2 fois la dose maximale recommandée [2], [3].
CJ : En termes de conséquences, tu disais Zoé qu’il y avait différentes choses qui s’étaient créées en toi, que ton corps aussi avait évolué en termes de sensations, que tu entendais moins évidemment mais quelle conséquence principale de la perte d’audition on peut relever ? Est-ce qu’il y a des conséquences assez génériques qui sont relevées dans vos travaux justement de recherche ?
LV : On parle de conséquences dans la vie courante ? Oui c’est la grande différence qu’il faut faire entre le déficit auditif et le handicap auditif. Moi je travaille sur déficit auditif, donc je mesure les pertes, mais après dans la vie courante ça se traduit de plein de façons, surtout dans une société majoritairement normo-entendante et centrée sur l’audition comme la nôtre. Pour mentionner quelques exemples les plus courants : les conversations dans un environnement bruyant deviennent très très compliquées pour les personnes qui souffrent de presbyacousie parce que l’environnement bruyant est très délétère pour l’intelligibilité. Mais je pense que tu peux en parler mieux que moi…
ZBS : Oui pour résumer je dirais une réduction de la vie sociale de façon assez drastique. Parce qu’il y a la fatigue au bout d’un moment, moi je sais que voilà cette fête là en fait je vais pas du tout en profiter donc j’y vais pas. Juste une journée dans la rue avec des environnements différents, le soir à 19h je suis cramée, je ne vais pas ressortir. Mon cerveau a besoin de deux fois plus de repos qu’avant.
LV : Oui c’est aussi quelque chose qu’on retrouve chez les personnes âgées qui souffrent de presbyacousie qui s’isolent socialement. Et après il y a des études qui ont montré que la presbyacousie était un facteur de dépression et de déclin cognitif important [4].
CJ : Justement, quels sont les effets des pertes auditives sur les émotions, sur le système nerveux, sur le cerveau ? Est-ce qu’on peut parler du lien justement entre audition, santé mentale, et gestion des émotions ? Est-ce que tu as senti Zoé qu’il y avait vraiment un changement autour de tes émotions ?
ZBS : Oui alors je pense qu’il y a plusieurs niveaux d’émotion. Déjà le choc d’un diagnostic tel que le mien. Ils disent quand même des mots un peu forts, genre “dégénérescence”, « y’a rien à faire », ils parlent de surdité, voilà c’est quand même assez lourd. Déjà il y a ce choc là qui provoque des émotions assez fortes. Ensuite il y a une espèce de fatigue, donc il y a un truc au niveau du système nerveux après l’appareillage pour moi était extrêmement difficile moi je suis de nature très sensible voilà j’ai pas de diagnostic précis mais j’ai senti quand même que ça venait m’agresser beaucoup et j’ai questionné les médecins et les audioprothésistes, ils expliquent pas, ils disent « voilà mademoiselle habituez-vous ». Mais je trouve que c’est extrêmement agressif pour le cerveau et moi j’ai l’impression que mon système nerveux se rétracte.
LV : Au final, plus prosaïquement, sur la question des émotions : ça devient plus difficile de comprendre ce qu’on nous dit, et les sons deviennent beaucoup plus agressifs, donc comment apprécier des émotions dans ce contexte ?
ZBS : Parfois les sons ça peut être une source de bien-être, quand on écoute de la musique, et moi j’ai perdu ce truc-là donc du coup c’est plus un endroit-ressource pour moi la musique et le son devient effectivement agressif. Et puis le fait de perdre par glissement l’audition, il y a comme quelque chose qui vient comme ça se défaire à l’intérieur de soi. Et puis au bout d’un moment on s’en rend compte, il y a un diagnostic, un chemin qui a été fait par le corps dont on ne s’est même pas rendu compte. Ce glissement-là est vraiment super violent en fait. Il vient déplacer le corps alors qu’on ne peut même pas l’expliquer au niveau des perceptions et de l’équilibre de toutes les sensations et après il y a le diagnostic et puis après il y a la possibilité de perdre encore de pas savoir si on va perdre. Ça franchement ça fait péter un câble. Parfois je me dis que je deviens folle.
CJ : Il y a une sensation d’agressivité qui peut monter en soi j’imagine. En tout cas on l’a lu dans ton livre. Même au tout début au moment du pronostic ça peut faire réagir des émotions fortes. Il y a aussi autre chose, c’est comme tu disais le fait d’écouter de la musique est devenu désagréable. Alors là on va aller sur une autre forme de troubles mais justement Léo tu as fait une proposition qui était de passer un extrait qui simule cette fois-ci la presbyacousie. Est-ce que tu peux déjà définir ce que c’est avant qu’on passe l’extrait du générique ?
LV : Donc comme je disais la presbyacousie c’est l’usure naturelle du système auditif un peu comme la presbytie c’est l’usure du système visuel. En vieillissant le système auditif devient moins performant, on perd des cellules ciliées etcetera, donc ça altère la façon d’entendre notamment ça fait perdre les hautes fréquences.
CJ : Ok, on va passer ça : c’est le générique de l’émission Gestalt, mais en version modifiée, version presbyacousie.
[Générique modifié]
LV : Donc voilà, comment on peut l’entendre, la presbyacousie atteint essentiellement les hautes fréquences donc les sons les plus aigus sont très atténués. Notamment il y a un petit sifflement dans le générique normalement là il a complètement disparu. Et puis il y a d’autres aspects. Il y a une perte de sélectivité des fréquences donc on arrive moins bien à discriminer les différentes fréquences donc moins bien discriminer différentes mélodies. Et aussi ce qu’on appelle le recrutement de sonie : les sons sont plus rapidement plus agressifs, il y a moins de marge entre les sons les plus faibles qu’on peut entendre et les sons les plus forts avant ça devienne agressif.
CJ : Zoé ?
ZBS : C’est intéressant ce truc de sons plus faibles sons plus forts. Effectivement parfois je n’entends pas le bruit des pas de quelqu’un qui est derrière moi, et puis d’un coup je vais l’avoir dans mon champ de vision, ça va me faire peur. Pareil pour les voitures je ne vais pas avoir les sons faibles mais je vais avoir un truc hyper fort et du coup il y a une espèce de violence, d’agressivité des sons. C’est quelque chose qu’on découvre ; avant de perdre l’audition impossible de se rendre compte du monde dans lequel on arrive.
LV : Je ne sais pas si c’est ton cas, mais pour la perception de la musique, puisqu’on parle de ça, cet effet de sons plus agressifs plus rapidement est souvent très problématique : ça empêche beaucoup d’apprécier la musique parce que dans la musique souvent il y a il y a beaucoup de fluctuation de d’amplitude des passages du fortissimo au pianissimo et inversement, des accents, et souvent c’est vécu de manière très agressive
ZBS : Oui complètement. Moi j’entends souvent des bruits et pas de la musique.
CJ : Justement, des travaux existent tout de même pour compenser les troubles de l’audition et les pertes auditives. Si on peut se concentrer sur cette approche psychoacoustique qui est la tienne : Léo, comment étudier expérimentalement et scientifiquement la perception auditive ? C’est un peu ça la psychoacoustique. Tes travaux portent sur l’étude des processus cognitifs permettant la compréhension des phonèmes ainsi que sur la perception des modulations d’amplitude et des modulations de fréquence par le système auditif chez les personnes normo-entendantes et malentendantes. Est-ce que tu peux nous expliquer tout ça ?
LV : La psychoacoustique c’est une des branches des sciences cognitives, qui sont l’étude du cerveau en général. Souvent on a cet imaginaire au sujet des sciences cognitives de chercheurs qui mettent des électrodes sur la tête etcetera. La psychoacoustique c’est que c’est pas du tout ça. On a bien une dimension expérimentale mais on va demander à des participants et participantes volontaires de venir au labo, on les met dans une salle insonorisée, et on leur demande de réaliser des tâches très simple en leur faisant écouter des sons, par exemple : « répétez la phrase que vous venez d’entendre ». Et à partir de leurs réponses et surtout à partir de leurs erreurs on peut remonter au fonctionnement de leur cerveau et même élaborer des modèles assez sophistiqués de comment le cerveau marche et comment le système auditif décode les sons. Avec ce genre de méthodes on peut étudier l’audition des personnes normo-entendantes ou malentendantes et les comparer. Pour parler de mes travaux plus spécifiquement : je développe une méthode qui s’appelle l’Image de Classification Auditive et qui permet, avec des expériences comme celle dont je viens de parler, de voir un peu les stratégies d’écoute des individus. Pour faire un parallèle : quand on regarde une image on a une certaine façon de décoder cette image, on va regarder d’abord les visages des gens sur l’image avant, ensuite l’arrière-plan. Et en fait c’est pareil quand on écoute des sons, on va prêter plus attention à certains aspects du son qu’à d’autres. Et donc cette méthode permet de visualiser comment les gens écoutent les sons, à quoi ils prêtent attention dans le son. Ensuite, on peut aller voir si c’est différent chez une personne malentendante ou une personne normo-entendante, et comment par exemple c’est affecté par le port d’audioprothèses : est-ce qu’on s’adapte à l’audioprothèse ou pas ?
CJ : Quelle est la finalité, précisément ?
LV : Moi je travaille surtout sur la partie compréhension : comprendre comment l’audition fonctionne et comment elle dysfonctionne. Et après, sur le très long terme je dirais, on peut éventuellement imaginer que ces recherches, ces découvertes, puissent améliorer les systèmes d’audioprothèse. Mais moi je ne travaille pas sur la conception de nouveaux systèmes d’audioprothèses.
ZBS : Est-ce que ça pourrait re-stimuler par exemple pour une oreille défaillante des fonctions qui permettent d’entendre d’une autre façon ?
LV : C’est un peu la grande question. C’est ce dont tu parlais sur l’adaptation ou pas à l’audioprothèse. Par exemple, il y a 2/3 ans on a fait une étude où on a demandé à des participants de venir avec leurs audioprothèses pour regarder comment ils écoutent. Et en fait, ils écoutent de la même façon qu’avant d’avoir leurs audioprothèses en moyenne [5]. En fait il y a une grande variabilité, certaines personnes s’adaptent, d’autres nettement moins. Et donc en fait l’audioprothèse n’est pas très efficace pour ces personnes-là parce qu’elles ne s’adaptent pas à cette nouvelle information qui leur est fournie.
CJ : Donc on se demandait comment on peut mettre en évidence le déficit auditif… il y a quand même des apports ?
LV : Oui, depuis les années 70-80 on a découvert que les pertes auditives c’était plus compliqué que ce qu’on pensait, qu’il n’y avait pas uniquement les pertes de sensibilité qu’on voit sur l’audiogramme mais qu’il y a toute une partie immergée de l’iceberg qui est les pertes cachées [6]. Et ces pertes-là sont difficiles à compenser avec une audioprothèse. Ce genre de recherches permet de trouver ce qui ne marche pas et là où il faut travailler pour améliorer le système.
ZBS : C’est quoi alors les pertes cachées ?
LV : Alors les pertes de sensibilité c’est la difficulté à entendre les sons et les pertes cachées c’est plutôt la difficulté à comprendre les sons – c’est comme ça qu’on le résume rapidement. J’ai une illustration : récemment mon père qui a des pertes auditives m’a dit qu’il trouvait que les acteurs de séries télévisées articulent de moins en moins bien au fil des ans. Et en fait c’est exactement ça : il entend toujours que les acteurs parlent mais il comprend de moins en moins bien que les acteurs disent. Donc il a l’impression qu’ils articulent moins bien mais en fait c’est sa capacité à comprendre les mots qui se dégrade.
ZBS : Et c’est pas parce que les voyelles et les consonnes sont sur des fréquences et que si on a une perte de fréquences on va du coup moins entendre certaines voyelles, certaines consonnes ?
LV : Voilà, pas uniquement. Ça c’est effectivement affecté par les pertes de sensibilité : si il se trouve que les voyelles sont essentiellement sur les fréquences qu’on a perdu forcément ça va affecter la compréhension. Mais en plus de ça, il y a les pertes cachées. Les pertes cachées sont plus délétères en présence de bruit. Et le gros problème c’est qu’elles sont difficilement corrigeables par l’audioprothèse. Contrairement aux pertes de sensibilité ou, en gros, on monte le volume pour essayer de récupérer les fréquences qui sont atteintes. Les pertes cachées c’est quelque chose de plus central, ça se passe plus dans le cerveau (ou alors dans l’oreille interne), et donc la seule option est de trouver des solutions de contournement comme minimiser les situations de parole dans le bruit.
ZBS : Sachant que monter le volume ne marche pas forcément, parce que moi par exemple si on monte le volume de mes appareils, ça va monter le volume de tout, et du coup ça va me faire péter un câble je vais avoir un mal de crâne, il va y avoir tout qui va être amplifié tous les bruits de fond, etcaetera…
LV : Voilà, c’est ça.
CJ : C’est là où c’est extrêmement complexe et fin à étudier… Et comment faire de la recherche en audiologie sans tomber dans une approche qui soit technologiste ou audiste ?
LV : Oui c’est quelque chose que j’essaie de garder à l’esprit, cette différence entre déficit et handicap. Moi je travaille sur le déficit, mais au final le vrai problème c’est le handicap auditif. Et de ce point de vue la correction du déficit n’est qu’une partie de la réponse, l’autre partie c’est d’adapter la société au déficit, je pense que tu en parleras mieux que moi…
ZBS : Oui de pouvoir éduquer la société, de parler de plus en plus de ce que ça veut dire que d’être en déficit auditif. Et que tout ce qui est organisé dans le monde culturel et dans la vie ne soit pas seulement pour les gens qui sont normo-entendants – ça veut dire apprendre plus facilement la langue des signes, ça veut dire l’audiodescription dans tous les spectacles, ça veut dire un meilleur accès aux financements pour l’accessibilité. Le but de tout ça c’est de rendre plus facile l’accessibilité de la société pour les gens qui sont pas normo-entendant. Et aujourd’hui c’est complètement fermé c’est à dire que pour moi obtenir un financement pour rendre accessibles, par exemple, mes rencontres à la librairie Zeugma, ça prend un temps fou : la région qui finance ma bourse et ma résidence me permet d’avoir un vidéaste, je suis très heureuse, mais alors l’accessibilité ça leur passe complètement au dessus de la tête.
LV : Je repense à un autre problème d’accessibilité même pour moi qui ai des pertes auditives légères : un hall de gare c’est vraiment une situation très très compliquée pour quelqu’un qui a des troubles auditifs, c’est un endroit bruyant avec des résonances, et il y a des messages pour les les changements de trains et les changements de voies, qui sont diffusés par des enceintes mal positionnées. C’est terrible, et c’est en fait que la gare est conçue avec une norme normo-entendante sans penser à la diversité des personnes qui peuvent être dans l’enceinte de la gare.
CJ : Tu parlais Zoé des salles de spectacle, de mettre un peu plus en avant la question de la signalisation, de l’accessibilité. Est-ce qu’il y a par exemple des salles qui font des sols vibrants qui permettent d’avoir un meilleur accès aux sons ? Est-ce que ça t’est déjà arrivé de constater qu’il y avait des salles qui faisaient des efforts autour de l’accessibilité ?
ZBS : Alors moi je ne suis pas vraiment une amatrice de concerts donc j’ai assez peu fréquenté de salles de concert, encore moins depuis que je perds l’audition. Moi ce que j’ai vu se développer ce sont les gilets vibrants qui sont aujourd’hui rendus accessibles en France par Timmpi. J’en ai un, je fais des petites expériences avec. Les sols vibrants je n’en ai jamais vu mais ça doit exister dans des boîtes de nuit, je sais que ça existe dans des studio de danse mais pas à Paris. Il y a l’IVT qui fait un super travail d’accessibilité par rapport à leurs spectacles permettant un échange entre la communauté sourde et les entendants. Et puis un petit réseau de spectacles, mais c’est une toute petite poignée de spectacles, en Île-de-France qui sont vraiment rendus accessibles avec des gilets, avec des interprètes… Mais vraiment c’est un petit livret, j’ai pris le livret et il y a 30 pages quoi.. Il y a un peu de choses au théâtre du Châtelet mais c’est vraiment un de temps en temps, pour les cinémas c’est pareil, il y a une séance par semaine… Moi j’ai beaucoup constaté dans les théâtres qu’il n’y avait absolument rien de proposé. Ils ont des petites oreilles avec des petites barres mais en fait rien du tout, tu demandes le boîtier et en fait c’est pire que tes appareils quand ils ne marchent pas. Les hôtesses ou les hôtes ne sont pas au courant de comment les utiliser… Ce truc tout simple de la boucle à induction magnétique qui pourrait être accessible absolument partout pour connecter les appareils au son du spectacle n’existe absolument nulle part, ça date de 1950 et c’est beaucoup moins cher que de faire une audiodescription… bon pour les pour les personnes sourdes ce n’est pas un processus possible mais ce truc n’existe nulle part et moi je ne comprends pas pourquoi alors que les appareils sont tous équipés de ça. Moi j’avance dans le monde du spectacle, je suis comédienne avec cette perte auditive et je suis un peu choquée par le peu de choses disponibles, alors que les centres ont des financements pour permettre l’accessibilité et donc je ne comprends pas en fait.
CJ : Alors on va parler en deuxième partie d’émission des alternatives et des stratégies qui peuvent être mises en place autour du processus créatif avec d’autres formes d’expérimentation qui sont aussi des formes de recherche mais avec d’autres professionnels qui travaillent sur cette question là. Pour le cas de Zoé, nous avons travaillé sur la question de la matière électronique, actuellement tu es sur un travail musical, nous allons en parler. Mais avant, Léo, tu as fait un travail avec l’audiogramme de Zoé. Déjà est-ce que tu peux nous expliquer ce qu’est un audiogramme ?
LV : Alors, l’audiogramme c’est le test le plus simple à disposition des ORL pour diagnostiquer les pertes auditives, en fait les pertes de sensibilité, et qui consiste simplement à faire écouter des “bip” à différentes fréquences et en diminuant progressivement le volume jusqu’à ce qu’on atteigne le seuil de détection (le volume sonore à partir duquel on entend plus le bip). Cela permet de vérifier si ces seuils de détection sont normaux, c’est-à-dire s’ ils correspondent ce que l’on attend d’une oreille normo-entendante, ou s’il y a une perte de sensibilité.
CJ : Donc on a filé l’audiogramme de Zoé à Léo. Léo s’est emparé d’un extrait du projet musical de Zoé, qui est super, avec le musicien Ernest de Jouy qui s’appelle “Sourdre”. Donc là ce que nous allons faire c’est que nous allons écouter un petit passage de l’extrait qui est en condition “non modifié” et on va ensuite passer celui que Léo a modifié et que nous appellerons “dans les oreilles de Zoé”. Donc on commence par l’extrait non modifié :
[Extrait musical non modifié ]
CJ : Donc là nous allons passer l’extrait avec les simulations des pertes auditives
[Extrait musical dans les oreilles de Zoé ]
ZBS : Quelle aventure, donc moi du coup j’ai ma perte plus ma perte quoi, donc puissance deux. Donc c’est quand même horrible, j’avais l’impression qu’on était dans une voiture.
CJ : Oui donc là nous étions dans les oreilles de Zoé, mais alors du coup tu avais l’impression qu’il n’y avait quasiment plus vraiment de mélodie où c’était que du bruit ?
ZBS : Non, j’avais pas trop de mélodie, j’avais un espèce de bruit pas métallique mais un truc, je ne sais pas ce que c’était, une grosse caisse mais à laquelle il manque beaucoup beaucoup de fréquences.
LV : Oui c’est ça en fait, d’après l’audiogramme de ton oreille gauche il y a des pertes dans les hautes fréquences.
ZBD : Après j’entends quand même beaucoup par le corps par la vibration du coup ce n’est pas exactement comme ça que j’entends le morceau. Mais vu que j’ai pas mis mes appareils derrière le casque de la radio, j’ai ma perte auditive plus la perte que vous avez enlevée donc ça fait des trucs encore plus bizarres.
CJ : On parlait des autres stratégies et des alternatives qui étaient liés au processus créatif, tu parlais Zoé des gilets vibrants, bien sûr il y a aussi les travaux qui s’apparentent à ceux de Léo dans la recherche et il y a aussi des travaux qui se complètent très bien avec des chercheurs qui sont portés sur le traitement du son lié aux troubles auditifs, il y a le milieu de la recherche autour de l’audition en lien avec les processus créatifs qui peut inclure des chercheurs mais aussi des makers, des designers, des musiciens, des électroniciens, des codeurs, des ingénieurs… Il y a vraiment des personnes qui font collectif autour de ça, en France il y a par exemple le collectif Brut Pop qui est composé de divers acteurs et qui ensemble travaillent autour de la musique et des arts plastiques avec un public en situation de handicap et qui réfléchissent à la conception d’instruments adaptés, il y a aussi des collectifs anglais qui travaillent en parallèle avec ça… donc là c’est plus pour la construction des instruments.
Toi, Zoé, tu as travaillé du coup avec un musicien qui était sur la matière électronique et toi tu étais au chant. Il y a ces travaux qui existent pour permettre un accès aux sons qui est plus agréable, Léo tu as une idée de certaines expérimentations qui permettent de mieux aborder l’audition aujourd’hui et au sont justement au niveau de la musique notamment ?
LV : Oui, comme disait Zoé, il y a beaucoup de l’expérience musicale qui passe par la perception qu’on appelle vibrotactile, c’est la perception des sons par le toucher. Et il y a des recherches là-dessus qui sont menées à l’Ircam notamment – l’Ircam a beaucoup de projets conjoints entre recherche théorique et composition musicale. Et au LAM, qui est laboratoire Lutheries Acoustique Musique il y a aussi de nombreuses choses qui sont faites. Par exemple pour le vibrotactile, concevoir des instruments électroniques qui ont un feedback vibrotactile. Normalement c’est surtout les instruments acoustiques qui vibrent, mais avoir un feedback vibrotactile pour les instruments électroniques ça peut être intéressant pour la composition [7]. En fait même pour les personnes normo-entendantes la perception vibrotactile est vraiment très très importante dans le jeu musical. Il y a une expérience que j’aime beaucoup, qui a été menée au LAM par Indiana Wollman et Stephen McAdams [8]. Ils ont demandé à des experts violonistes de juger de la qualité de différents violons soit en supprimant l’information auditive en mettant des gros casques de chantier et du bruit blanc dans les oreilles pour s’assurer que vraiment ils ne puisse pas entendre le son du violon et qu’ils n’ont que l’information tactile, ou alors l’inverse, en mettant des bracelets qui vibrent pour supprimer toutes les informations tactiles et n’avoir que l’information auditive. Et en fait, ils se sont aperçus que les deux types d’informations sont importantes pour les experts pour juger si le violon est bon ou pas.
CJ : Dans le même genre, il y aussi des travaux sur l’ostéophonie basés sur le phénomène de propagation du son dans l’oreille interne en stimulant les os du crâne.
ZBS : Moi j’ai essayé un petit appareil qui s’appelle Baha, qui se place sur l’os derrière l’oreille et qui transmet le son à travers la conduction osseuse, et le son était de bien bien meilleure qualité que les appareils que j’ai, les intras, qui sont en fait des amplificateurs de son.
CJ : Il y également Thierry Madiot qui a travaillé sur la pratique des massages sonores et ce sont des sons acoustiques quasi inaudibles qui sont issus d’objets du quotidien et qui sont produits par ce musicien, vraiment au plus près voire même à l’intérieur de l’oreille de l’auditeur et qui vient complètement bouleverser son écoute. Donc il y a quand même des choses possibles. Est ce qu’il y a selon vous quand même des apports de la musique face aux pertes auditives ? J’entends par là, est-ce que ça peut faire du bien, est-ce qu’il y a des bienfaits ? Ou au contraire tu disais Zoé que c’était vraiment pour le coup désagréable le son de la musique?
ZBS : Oui pour le moi le son, la musique est vraiment désagréable mais je suis allée chercher dans des thérapies alternatives et un truc qui m’a vraiment touchée c’est la sonothérapie qui est en fait de la musique avec des boules de cristal ou des instruments cristallin, ça peut être des bols tibétains, et qui vont apporter au corps un soin par la vibration. C’est pas forcément des sons frappés donc sonores mais des vibrations qui atteignent le corps et moi ça m’a appris qu’en fait un son, même s’il est pas entendu a une énergie vibratoire, et du coup même si j’entends pas avec mon oreille mon corps va la capter. Ça m’a beaucoup touchée le fait que le son puisse être perçu de façon subtile. Et ça m’a fait du bien, ça peut me faire une sorte de massage en fait il y a plein de fréquences différentes avec des bols plus ou moins grands opaques ou transparents enfin après c’est assez étendu comme travail.
LV : Pour ce qui est des audioprothèses et de la perception de la musique, c’est un peu un impensé chez les constructeurs d’implants. Ils ont mis tous les efforts sur la compréhension de la parole parce que ça semble être vraiment le point critique pour la qualité de vie, mais du coup la musique passe un peu au second plan. Des fois les audioprothèses ont plusieurs systèmes de fonctionnement, un qui supprime les bruits ambiants, et donc la musique, d’autres qui sont plus adaptés à écouter de la musique. Il y a des bons résultats des audioprothèses pour la compréhension de la parole, mais pour la compréhension de la musique c’est très variable selon les individus. Et après il y a aussi la perception du reste des sons environnementaux : des fois on peut avoir envie de percevoir l’environnement sonore dans lequel on est. Et donc là j’ai un collègue au labo qui bosse sur la perception des environnements acoustiques naturels par les personnes malentendantes appareillées ou non. A priori, arriver à percevoir son environnement sonore peut aussi énormément jouer sur la qualité de vie ressentie.
ZBS : Oui car les sons naturels perdent leur naturel car ils sont amplifiés et donc moi ce que que j’entends ce sont des sons qui sont quand même artificiels. Alors on me dit que c’est parce que j’ai oublié les sons mais quand même… c’était il y a pas si longtemps que ça que j’ai perdu l’audition et là le son est moins bon dans mon appareil que ce que j’entendais de façon naturelle. Il est plus plat, il est plus agressif. Et voilà donc c’est beaucoup le discours que tiennent les audioprothésistes et les médecins que c’est parce que j’ai oublié le son, mais le son me parait quand même bien dégueulasse. L’oreille est quand même plus intelligente qu’une audioprothèse.
LV : En fait c’est une grande difficulté. Moi même, quand je donne une conférence sur le sujet j’essaie d’amener les deux, c’est-à-dire que l’audioprothèse est fondamentalement imparfaite mais quand même c’est un bon renfort notamment pour la compréhension de la parole et pour la qualité de vie, d’un autre côté c’est fondamentalement imparfait donc il est impossible d’espérer recouvrer complètement l’audition avec l’audioprothèse [6] et je pense qu’il faudrait que ça soit plus dit parce qu’il y a beaucoup de déception de personnes qui essaient des audioprothèses et qui abandonnent très rapidement. [9]
ZBS : Oui il faudrait que ce soit plus préparé par la personne qui donne une ordonnance en disant : “vous n’allez pas retrouver votre audition”. Moi je me suis pris une énorme claque quand j’ai commencé à porter des appareils. La première paire d’appareils je me suis dit : “C’est pas possible, c’est une blague”. La concession que j’avais à faire sur mon audition naturelle…! Mais quand on m’a prescrit des appareils, on ne m’a pas du tout expliqué ça, que j’allais avoir dans mes oreilles un son complètement artificiel. Ça m’a extrêmement choquée.
CJ : Alors il y a entendre le son et il y a aussi apprendre à faire avec. Il y a d’autres formes et alternatives qui peuvent aussi s’exprimer des choses même nouvelles qui sont plutôt positives avec peut-être un rapport au corps et un rapport aux émotions qui sont différents. Dans ton livre et aussi au cours de ton podcast, on peut aussi deviner qui a quelque chose autour de accepter le silence et entendre aussi une voix intérieure qui s’exprime, même traversée par des formes de spiritualité qui sont très intéressantes je trouve. Voilà, comment on peut compenser la perception, arrêter de se focaliser sur le son pour permettre peut-être aussi de développer d’autres choses à travers, comme tu l’as fait, l’écriture, la voix en podcast, tu travailles avec ton corps en tant que modèle… toutes ces formes là d’expression qui sont très riches, qui ne sont pas uniquement basées sur le son. Moi ça m’amène à te demander pendant ces 5 dernières minutes d’émission : comment le rapport à ton corps a-t-il évolué ? Est-ce que l’otospongiose peut apporter quelque chose de plus dans la création, vis-à-vis de ton corps, vis-à-vis du ressenti tes émotions ? J’ai le sentiment que ça a aussi développé ton intuition et j’aimerais avoir ton retour sur ça.
ZBS : Alors oui la perte de l’audition c’est comme si mon corps avait un peu switché, donc effectivement j’entends moins ce qu’il y a à l’extérieur mais j’entends plus l’intérieur de moi. Je mène en ce moment des ateliers autour de processus créatifs et le dernier atelier j’ai fait mettre aux filles (y’a que des filles dans cet atelier) des boules quies et travailler pendant une heure. Et en fait on arrive dans un endroit où on s’entend plus toi-même. Ca ne veut pas dire que c’est complètement le silence parce que parfois on peut être quelqu’un de très très bruyant mais il y a un contact avec toi qui plus tu peux direct. Du coup, ça développe comme une autre forme de corps. Moi j’ai l’impression d’être plus animale, d’être plus dans mes sensations. Le modèle vivant c’est une pratique qui est très physique et qui m’a permis de développer une acuité et une écoute avec tout mon corps et avec ma peau – moi je pose nue – qui a nourri mon travail. Qui a nourri aussi ma façon de voir et de vivre la perte de l’audition parce que du coup je sais que je peux écouter différemment et en fait ça me permet aussi d’être plus délicate, d’être plus subtile, d’être plus à l’écoute de mon propre travail. Ça développe des subtilités en fait. Moi je suis quelqu’un de très gourmand, je produis beaucoup, je ne m’arrête jamais, je suis un peu obsessionnelle. Mon intuition je pense qu’elle s’est développée parce que j’ai fait beaucoup de développement personnel, plein de choses différentes. Parfois j’en ai marre, je m’arrête pendant 6 mois, et puis après je reprends parce que j’ai trouvé un nouveau truc à faire. J’ai été voir des thérapeutes, parce que j’étais malade, parce que j’avais peur. Et j’ai pas guéri des oreilles, mes oreilles ne vont pas mieux, mais j’ai j’ai guéri plein d’autres trucs. Développer cette maladie ça m’a amené à me dire “ok, occupe-toi de toi”. Donc finalement j’apprends à m’écouter, j’apprends à rechercher mes ancêtres (c’est une de mes grandes obsessions ma lignée familiale), j’apprends à développer mon propre travail, j’apprends à mener des ateliers, j’apprends à demander des adaptations, j’apprends à être différente, j’apprends à développer mon intuition, enfin plein de choses quoi.
CJ : Bravo pour ça, et bravo aussi Léo pour tous ces travaux que tu mènes qui sont aussi fascinants que complexes et passionnants.
Voilà ce sujet d’émission est à la fois condensé, complexe et sensible. J’avais aussi dans l’idée de vous laisser du temps pour se consacrer aux événements prochains si jamais chacun de vous avez peut-être quelque chose à annoncer ? Léo ?
LV : Je voudrais juste mentionner la Journée Nationale de l’Audition, qui est organisée par mon laboratoire notamment, et Denis Lancelin au sein du laboratoire, et qui est une journée axée sur la prévention auditive. C’est un aspect dont on n’a pas parlé mais la prévention c’est super important, à l’échelle individuelle et de la société, pour éviter les pertes auditives, anticiper. Et donc, il y a des conférences, il y a aussi un concert, tout accessible pour les personnes malentendantes. C’est le 9 mars.
CJ : Oui c’est vrai qu’on n’a pas pu tout traiter et qu’on arrive à la fin de cette émission, mais la prévention a aussi une grande place dans ce sujet.
ZBS : Moi je pense qu’on a quand même un peu fait un peu de prévention parce qu’on a parlé du sujet. Pour moi la prévention fait partie de l’éducation.
CJ : Tant mieux. Zoé, tu as donc je le répète un podcast qui se nomme “Journal de mes oreilles” et tu as écrit un livre que je recommande et qui s’appelle aussi “Journal de mes oreilles”, paru chez Flammarion. Est-ce que tu veux rajouter quelque chose te concernant ?
ZBS : Oui moi je suis en résidence dans la librairie Zeugma à Montreuil, et j’organise des rencontres tous les mois. La prochaine rencontre c’est le 15 décembre à la librairie Zeugma, c’est une maison d’édition qui s’appelle Monstropgraphe qui lance ses deux derniers recueils collectifs autour des artistes et de leur corps et des artistes est-ce qu’ils peuvent tout dire. Vous pouvez retrouver toutes les infos sur mon Instagram.
CJ : Super, on y sera. Merci à tous, merci Joseph. Donc là on va avoir la prochaine émission qui commence à 21h et nous on se retrouve avec un prochain thème le 25 février de 20h à 21h. Bonne soirée à tous.
Bibliographie :
[1] Q. Lisan et al., « Prevalence of Hearing Loss and Hearing Aid Use Among Adults in France in the CONSTANCES Study », JAMA Netw Open, vol. 5, no 6, p. e2217633, juin 2022.
[2] E. Skoe, S. Camera, et J. Tufts, « Noise Exposure May Diminish the Musician Advantage for Perceiving Speech in Noise », Ear and Hearing, vol. 40, no 4, p. 782‑793, août 2019.
[3] J. B. Tufts et E. Skoe, « Examining the noisy life of the college musician: weeklong noise dosimetry of music and non-music activities », International Journal of Audiology, vol. 57, no sup1, p. S20‑S27, janv. 2018.
[4] H. Amieva, C. Ouvrard, C. Meillon, L. Rullier, et J.-F. Dartigues, « Death, Depression, Disability, and Dementia Associated With Self-reported Hearing Problems: A 25-Year Study », J. Gerontol. A Biol. Sci. Med. Sci., vol. 73, no 10, p. 1383‑1389, 11 2018.
[5] L. Varnet, C. Langlet, C. Lorenzi, D. S. Lazard, et C. Micheyl, « High-Frequency Sensorineural Hearing Loss Alters Cue-Weighting Strategies for Discriminating Stop Consonants in Noise », Trends Hear, vol. 23, nov. 2019.
[6] N. A. Lesica, « Why Do Hearing Aids Fail to Restore Normal Auditory Perception? », Trends Neurosci., vol. 41, no 4, p. 174‑185, avr. 2018.
[7] G. Patiño-Lakatos, B. Navarret, et H. Genevois, « Paradigmes et expériences pour une sémiotisation des sensations vibrotactiles », Alter: European Journal of Disability Research / Revue européenne de recherche sur le handicap, mai 2019.
[8] I. Wollman, C. Fritz, J. Poitevineau, et S. McAdams, « Investigating the role of auditory and tactile modalities in violin quality evaluation », PLoS One, vol. 9, no 12, p. e112552, 2014.
[9] A. McCormack et H. Fortnum, « Why do people fitted with hearing aids not wear them? », Int J Audiol, vol. 52, no 5, p. 360‑368, mai 2013.