Tous les articles par Léo VARNET

Comment notre cerveau différencie-t-il les phonèmes de la langue ?

Entretien publié sur le site de l’ENS Paris le 18/11/2020.

Léo Varnet est chargé de recherche CNRS au sein du laboratoire des systèmes perceptifs au département d’études cognitives de l’ENS-PSL. Le scientifique vient d’obtenir une bourse de recherche ANR pour poursuivre des travaux sur une méthodologie de psychologie expérimentale, initiés lors de sa thèse. Une ANR-fast ACI pour, en somme, accélérer le calcul des Images de Classifications Auditives (ACI) et ouvrir la voie, demain, à un paramétrage véritablement individualisé des audioprothèses.

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Triomphe des Lumières ou apologie du néolibéralisme ?

« Les philosophes qui sont confortables estiment que le progrès humain est arrivé à son terme ou est en bon chemin. Ils se croisent les bras et ils s’installent dans la paix du dimanche. Plus de travail sur la planche. Ils méditent dans le repos du septième jour. Tout n’est-il pas fait ? Les ancêtres n’ont-ils disposé le monde aux mieux des hommes ? Il ne reste plus que des compléments, que des embellissements, que la dernière main à mettre. […] Ils reparlent des progrès, des pouvoirs, des promotions de la Raison. Ils annoncent prophétiquement le développement pacifique de la conscience, l’enrichissement spirituel de la personne humaine, l’accomplissement de la Justice à l’intérieur de l’Homme et au sein des sociétés. » – Paul Nizan, Les Chiens de garde [1]

Dans un précédent billet, j’ai entamé une lecture critique de l’ouvrage Le Triomphe des Lumières de Steven Pinker [2]. Je me suis attaché à analyser le discours de l’auteur sur le plan de la validité de la démonstration, en faisant autant que possible abstraction des valeurs défendues. Cette critique des arguments me semblait un préalable nécessaire1 avant d’aborder plus frontalement la question de l’idéologie dans le discours de Pinker.
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Études observationnelles et fausses corrélations : le paradoxe de Berkson

La période de crise sanitaire actuelle est marquée par un regain d’intérêt pour l’analyse de données épidémiologiques. Elle a porté sur le devant de la scène médiatique certains concepts clés de l’expérimentation scientifique, telle la notion d’essai clinique. De façon liée, on a pu entendre de nombreux appels à la prudence dans l’interprétation de résultats issus d’études observationnelles – c’est-à-dire portant sur l’analyse de caractéristiques d’un groupe de patients et patientes sans aucune intervention particulière de la part des scientifiques (p.ex. l’administration d’un traitement particulier)1. Je voudrais ici insister sur les limites inhérentes aux études observationnelles, en illustrant à quel point il est facile d’obtenir une corrélation fallacieuse entre deux pathologies (ou plus généralement deux conditions médicales) lorsque l’on s’intéresse à des données recueillies chez des personnes admises à l’hôpital.
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Pertes de sensibilité auditive et pertes supraliminaires : pourquoi l’audioprothèse parfaite n’existe pas.

La prise en charge du handicap auditif est un enjeu majeur dans notre société. En France, on dénombre environ 5,5 millions de personnes malentendantes1, soit environ 8,6 % de la population. Certaines formes de surdité apparaissent au cours de la vie, que ce soit du fait d’événements extérieurs (p.ex. traumatisme acoustique) ou par l’effet naturel du vieillissement. On parle dans ce dernier cas de presbyacousie, une pathologie causée principalement par la dégénérescence de certaines cellules de la cochlée et du nerf auditif et qui se traduit par une diminution progressive de la capacité de l’oreille à transmettre l’information sonore au cerveau.

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Triomphe des Lumières ou faillite de la raison ?

Récemment traduit en français sous le titre Le Triomphe des Lumières1, le dernier livre du professeur de psychologie à Harvard Steven Pinker a suscité beaucoup d’enthousiasme. Pinker l’a présenté lors de nombreuses conférences (voir en particulier son TED talk sous-titré, les captations de ses interventions à l’ENS Paris et au Forum Économique Mondial de Davos). Les thèses avancées dans cet ouvrage ont fait l’objet d’une certaine médiatisation (Bill Gates ayant même déclaré qu’il s’agissait de son livre de chevet) et d’articles élogieux2, mais aussi de nombreuses critiques de la part de journalistes et de scientifiques anglophones (voir références dans l’article). Le point de vue défendu par Pinker et son argumentaire, qu’on retrouve presque à l’identique sous la plume d’autres auteurs3, rencontrent actuellement un certain écho dans la sphère politique et il me semble donc intéressant d’en proposer ici une critique en français.

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L’Image de Classification Auditive, partie 2 : À la recherche des indices acoustiques de la parole

Dans un précédent billet, j’ai présenté le principe de la corrélation inverse, un outil mathématique permettant de caractériser le fonctionnement d’un système dont la mécanique exacte nous est inaccessible (représenté comme une « boîte noire » munie d’un câble électrique en entrée et d’un second câble en sortie). J’ai ensuite montré comment la même approche pouvait être appliquée à cette boîte noire particulière qu’est le cerveau humain. Une part de mon travail de recherche depuis ma thèse consiste à développer cette méthodologie dans le champ de l’étude de la perception des phonèmes par le système auditif.

Dans cet article, je décrirai le principe des Images de Classification Auditives (ICA) à travers l’exemple de la perception des sons « aba » et « ada ». Je laisserai momentanément de côté les considérations linguistiques – sur lesquelles je reviendrai dans un prochain article – pour me concentrer sur le positionnement du problème et la réponse apportée par les ICA.

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Développement et construction de la voix genrée

La voix est une composante invisible, et pourtant fondamentale, de la dimension corporelle du genre. Il s’agit d’un caractère sexuel secondaire, au même titre que la pilosité faciale ou la morphologie du corps, c’est-à-dire une marque du dimorphisme au sein de l’espèce humaine. Pourtant ces attributs, grossièrement corrélés au sexe biologique à l’échelle du groupe, sont également chargés, à l’échelle individuelle, d’une valeur symbolique : ils sont perçus comme preuves de la masculinité ou de la féminité de leur porteur ou leur porteuse. La voix, comme image sonore du corps qui la produit, n’échappe pas à cette règle. Ainsi, derrière le message linguistique qu’elle transmet, nous tirons de la façon de parler de notre interlocuteur ou de notre interlocutrice d’autres inférences indirectes sur son sexe, son âge, sa compétence, sa fiabilité, son orientation sexuelle, etc…

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Rôle des indices acoustiques dans la compréhension de la parole chez les individus normoentendants et malentendants

Version pré-publication d’un article à paraître dans les Cahiers de l’Audition. J’aborde ici la capacité de notre système auditif à adapter (ou non) son écoute pour comprendre une discussion malgré des conditions adverses comme un bruit de fond ou des pertes auditives. Cet article a été rédigé pour un lectorat d’audioprothésistes et il est donc un peu plus technique que le reste de ce blog. Néanmoins, il me semble intéressant de le publier ici, notamment pour la dernière partie, qui traite des difficulté d’adaptation des personnes malentendantes à leur audioprothèse.

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L’image de classification auditive, partie 1 : Le cerveau comme boîte noire

La méthode dite de la corrélation inverse (en anglais reverse correlation ou plus familièrement revcorr) est une approche psychophysique relativement récente. Elle fit sa première apparition dans les années 70 dans les travaux de Albert J. Ahumada Jr., à l’époque chercheur à l’Université de Californie à Irvine, qui s’intéressait alors à la stratégie par laquelle notre système auditif parvient à détecter un ton pur (un « bip ») dans un bruit de fond [1, 2]. Pour attaquer ce problème, Ahumada décida de corréler directement chaque son à la réponse que celui-ci engendre chez un individu. L’idée de cette approche lui venait probablement de sa formation en mathématiques en lien avec l’ingénierie : en effet, une méthode similaire était déjà appliquée depuis les années 50 pour caractériser des systèmes physiques, comme les circuits électriques.

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